Après la capitulation de Fossano, le brave La Roche du Maine, aussi distingué par la vivacité de son esprit que par sa valeur, avait été présenté à Charles Quint. L'empereur fit grand accueil au capitaine français, l'embrassa et devisant familièrement avec lui, lui demanda comment il trouvait l'armée impériale.
-Très belle, répliqua La Roche du Maine, c'est seulement dommage qu'elle ne soit employée contre le Turc plutôt que contre la Provence!
-Les Provençaux sont mes sujets, répartit l'empereur; on se rappelle que le royaume d'Arles avait jadis relevé de l'Empire.
-Votre Majesté les trouvera sujets fort rebelles et désobéissants.
-Combien de journées, dit-encore l'empereur, peut-il y avoir du lieu où nous sommes jusqu'à Paris?
-Si Votre Majesté entend journées pour batailles, il peut y en avoir une douzaine pour le moins, sinon que l'agresseur ait la tête rompue dès la première.
L'empereur sourit et lui donna gracieusement congé. Les paroles hardies de ce brave officier ne lui parurent qu'une boutade sans conséquence; depuis qu'il avait fait reculer Soliman et vaincu Barberousse, il ne croyait pas que personne au monde pût lui résister; son armée était enfin au complet; autour de lui se pressaient un grand nombre de princes allemands et italiens et ces fameux capitaines qui lui avaient conquis l'Italie, les de Leyve, les du Guâ et ce duc d'Albe, Fernand Alvarez de Tolède, qui surpassa leur gloire et leurs crimes.
L'empereur prit la route de Nice et de la Provence, laissant seulement un corps de troupes en observation devant Turin. Ses meilleurs généraux l'exhortaient à chasser entièrement les Français des états de Savoie avant que de passer outre; il répondit que Paris et la couronne de France devoient être le prix et loyer de cette victoire et non pas Turin et le Piémont. La grandeur des préparatifs de l'empereur montrait assez qu'il ne comptait pas faire une vaine bravade. Outre l'armée dirigée contre la Provence, deux corps considérables réunis l'un aux Pays-Bas l'autre en Allemagne devaient attaquer le premier la Picardie, le second la Champagne. Charles avait même ordonné des levées en Espagne pour insulter le Languedoc avec l'assistance de la flotte d'André Doria.
L'empereur franchit donc le Var à la tête de cinquante mille bons soldats, dont deux mille cinq cents lances garnies; tous les défilés des montagnes étant gardés, le passage de Nice et du Var était le seul par où l'on pût pénétrer en France. Charles Quint avait combiné ses mouvements de manière à franchir la frontière avec son avant garde le 25 juillet; c'était la fête de saint Jacques patron de l'Espagne et l'anniversaire du jour où, l'année précédente, l'armée impériale était entrée dans Tunis. Charles, dans la harangue qu'il adressa à ses soldats lorsqu'il mit le pied sur le sol français, tourna cette coïncidence en augure envoyé du ciel même et inspira aux troupes un enthousiasme qui les eût rendues invincibles si elles avaient eu à livrer bataille sur le champ. Il magnifia en termes emphatiques l'excellence de ses soldats et ravala dédaigneusement les Français répétant comme il l'avait déjà dit dans son discours de Rome que "si le roi de France avoit tels gens comme étoient les siens et lui tels gens que ceux du roi de France il iroit demander miséricorde à François Ier les mains liées derrière le dos". Les Impériaux se croyaient si assurés de la victoire que déjà quelques uns des capitaines demandoient les charges, états, places et biens des principaux de la cour de France et même les chapelains demandoient les bénéfices et prélatures sans attendre la mort de ceux qui les possédoient. Durant huit jours que séjourna l'empereur à Saint Laurent, première bourgade française deçà le Var, en attendant le reste de l'armée, ne fut mention d'autres dépêches que de dons et départements, d'états, offices, gouvernements, capitaineries, villes, châteaux et autres biens des sujets et serviteurs du roi.
La confiance de l'empereur reposait non seulement sur ses propres ressources mais encore sur celles qu'il croyait avoir enlevées à son ennemi; les rigueurs barbares de François Ier envers les réformés de France et les liaisons de ce prince avec le sultan n'avaient fourni contre lui que trop d'arguments à Charles qui pensait avoir réussi à écarter les lansquenets protestants et même les Suisses du service du roi. Charles se trompait, ses intrigues avaient été paralysées par les habiles négociations de du Bellai-Langei et, en ce moment même, des milliers de Suisses entraient en Dauphiné et venaient joindre le roi à Valence. Du Bellai avait fait plus encore, aidé par le duc de Wurtemberg, qui n'oubliait pas les bienfaits de François Ier; il était parvenu à dissoudre presque entièrement un corps de douze ou treize mille lansquenets levé par le roi des Romains pour attaquer la Champagne. Sept ou huit mille passèrent au service de France.
Le roi se tenait à Valence afin de diriger toutes les bandes et tous les convois qui lui arrivaient sur Avignon, où s'assemblait l'armée française sous les ordres du grand maître Montmorenci, lieutenant général du roi. On s'était saisi d'Avignon par surprise, malgré la résistance du vice-légat qui commandait pour le pape dans le Comtat Venaissin. La situation d'Avignon, qui commande à la fois le cours du Rhône et celui de la Durance, était très favorable à l'assiette d'un camp retranché, mais le choix de ce poste indiquait implicitement l'abandon de tout le pays entre le Rhône, la Durance et les Alpes c'est-à-dire de presque toute la Provence.
On s'était en effet résolu à ce cruel sacrifice, des corps de troupes avaient été chargés de parcourir la contrée et de signifier aux habitants des villages et des bourgades qu'ils eussent à retirer sous bref délai tous leurs meubles, vivres et bestiaux dans les châteaux et les villes fortifiées. Toutes les campagnes furent livrées à une dévastation systématique sans pitié pour les malheureux qui ne purent obéir à temps, les fours et moulins furent détruits, les blés et fourrages brûlés, les puits gâtés, les vins répandus à ruisseaux. Les villes eurent leur tour; toutes furent reconnues non tenables sauf Arles, Tarascon et Marseille. Barcelonette, Grasse, Antibes, Draguignan, Digne, Saint-Maximin, Brignolles, Toulon, Aix même, la capitale de la contrée, le séjour du parlement de Provence, furent ravagés, démantelés et vidés de tous biens à mesure que l'ennemi s'en approcha. Le saccagement d'Aix offrit le plus lamentable spectacle de tout le pays environnant; les populations s'étaient réfugiées dans cette capitale que personne ne s'imaginait devoir être évacuée par les gens du roi; l'ordre de déloger d'Aix arriva si promptement qu'il fut presque impossible de rien sauver; les pertes furent immenses. La Provence presque entière présentait l'aspect d'une ville abandonnée après avoir été pillée; les populations se retirèrent en masse dans les bois, dans les montagnes et dans le pays au nord de la Durance où elles souffrirent de cruelles misères; rien n'avait été préparé pour les soulager; le général en chef Montmorenci aggrava encore par sa dureté et son imprévoyance les mesures terribles qui avaient été jugées nécessaires et auxquelles une grande partie du peuple et de la noblesse avait coopéré avec un généreux dévouement.
L'empereur s'était avancé par Grasse, Antibes et Fréjus s'éloignant peu de la mer; il attendait par cette voie la plupart de son artillerie et de ses munitions, embarquées sur les galères d'André Doria. Charles ne rencontra d'abord aucune résistance sérieuse, seulement son bagage fut brûlé en partie près de Fréjus par des paysans embusqués dans les bois et par compensation son avant-garde écrasa près de Brignolles un faible détachement français. Ce léger avantage, enflé par l'habile jactance du vainqueur, redoubla la confiance de l'armée impériale et jeta quelque découragement dans le camp d'Avignon.
Le roi apprit le même jour à Valence deux fâcheuses nouvelles : l'échec de Brignolles et la prise de Guise par les comtes de Nassau et de Reux, lieutenants de l'empereur aux Pays-Bas. Ces deux capitaines impériaux avaient été d'abord repoussés des bords des rives de la Somme par les populations picardes et par les ducs de Vendôme et de Guise à Saint Riquier; les habitants s'étaient vaillamment défendus et les femmes avaient renouvelé les exploits des héroïnes de Beauvais. Les assaillants s'étaient rabattus sur l'Oise et, se jetant à l'improviste sur Guise, l'avaient emportée grâce à la lâcheté de la garnison qui offrit un honteux contraste avec le courage des femmes de Saint Riquier. [...]
L'armée impériale avançait lentement à travers un pays désolé, dont les habitants réfugiés dans les bois et dans les montagnes harcelaient les envahisseurs, par une guerre de partisans acharnée, impitoyable. Charles Quint avait compté faire reconnaître sa souveraineté impériale dans Aix, capitale de la Provence, par le parlement et par les trois ordres et y prendre solennellement possession de l'ancien royaume d'Arles; il ne trouva qu'une ville dépeuplée, abandonnée, ouverte de toutes parts. L'empereur commença de concevoir de sérieuses inquiétudes touchant l'issue de son entreprise; les maladies et la disette tourmentaient son armée, le pape et les autres puissances d'Italie s'excusaient de prendre part à la guerre, les nouvelles de Piémont étaient très mauvaises pour la cause impériale. Charles comprit que chaque jour de délai fortifiait les Français, en diminuant les chances de succès qui lui restaient; il balançait entre les siéges d'Arles et de Marseille; il alla diriger lui-même une reconnaissance sur cette dernière ville et envoya le marquis du Guât vers Arles. Mais Arles et Marseille étaient toutes deux en très bon état de défense; la vaillante garnison de Fossano avait été envoyée à Marseille avec d'autres troupes et les approches de l'empereur furent si vivement repoussées qu'il y perdit beaucoup de monde et y courut grand péril de sa personne. Charles reconnut que l'un et l'autre siége offrirait des difficultés presque insurmontables; la position de l'armée impériale devenait de plus en plus critique, tous ses détachements étaient taillés en pièces, tous ses convois surpris, soit par les partis de cavalerie qui s'élançaient du camp d'Avignon, soit par les habitants du pays; la contagion frappait encore plus d'Impériaux que le fer des Français; la plus éminente victime fut Antoine de Leyve (10 septembre). Cependant les galères de Doria rapportèrent d'Espagne des vivres et de l'argent; on en fut informé au camp d'Avignon, on y sut aussi que Charles avait fait "la montre" (la revue) de son armée et ordonné aux soldats de s'apprêter à marcher; on pensa que l'empereur voulait risquer une grande bataille et attaquer le camp d'Avignon; le nouveau dauphin Henri, puis le roi, accoururent près de Montmorenci et l'on se disposa joyeusement à recevoir l'assaut. Mais bientôt vinrent nouvelles au roi comme l'empereur et tout son camp étoient délogés, reprenant le chemin par où ils étoient venus, le long de la mer et laissant derrière eux outre les morts qui étoient en nombre infini, une grande multitude de malades. La moitié de l'armée impériale avait péri ou était hors d'état de porter les armes, poursuivie avec fureur dans sa retraite par les paysans et par les chevau légers de l'armée royale; elle fit encore de grandes pertes. Charles Quint lui-même, en traversant les cantons âprement accidentés où se prolongent les dernières collines des Basses-Alpes, faillit tomber sous les coups d'une de ces bandes de montagnards que la vengeance et la faim animaient d'une rage indomptable; cinquante paysans exercés au maniement de l'arquebuse s'enfermèrent dans une tour près du village du Mui entre Draguignan et Fréjus, résolus d'attendre au passage cet empereur dont l'invasion causait la ruine de leur province, de tirer tous à la fois sur lui et de le tuer quoi qu'il en pût advenir après. Il s'en fallut de bien peu qu ils n'exécutassent leur intention car ils en tuèrent un, qu'ils pensoient être l'empereur à cause de son riche accoutrement et des gens qui lui déféroient et lui faisoient honneur. C'était le fameux poète Garcilasso de la Vega. Ces braves gens arrêtèrent un moment toute l'armée de l'empereur au pied de leur tourelle, ils furent enfin pris et pendus mais leur mort glorieuse ne fit qu'exciter la fureur de leurs compatriotes. Toutes les routes entre Aix et Fréjus étaient couvertes de cadavres d'hommes et de chevaux, de harnais et d' armes abandonnés, de mourants gisant pêle-mêle avec les morts. Charles Quint et les débris de sa redoutable armée repassèrent le Var le 23 septembre, deux mois jour pour jour après leur entrée en France. Charles regagna Gènes puis s'embarqua pour Barcelone afin d'aller suivant un bon mot du temps "enterrer en Espagne son honneur mort en Provence". Une tempête fit périr en chemin huit de ses bâtiments. [...]
L'armée impériale avançait lentement à travers un pays désolé, dont les habitants réfugiés dans les bois et dans les montagnes harcelaient les envahisseurs, par une guerre de partisans acharnée, impitoyable. Charles Quint avait compté faire reconnaître sa souveraineté impériale dans Aix, capitale de la Provence, par le parlement et par les trois ordres et y prendre solennellement possession de l'ancien royaume d'Arles; il ne trouva qu'une ville dépeuplée, abandonnée, ouverte de toutes parts. L'empereur commença de concevoir de sérieuses inquiétudes touchant l'issue de son entreprise; les maladies et la disette tourmentaient son armée, le pape et les autres puissances d'Italie s'excusaient de prendre part à la guerre, les nouvelles de Piémont étaient très mauvaises pour la cause impériale. Charles comprit que chaque jour de délai fortifiait les Français, en diminuant les chances de succès qui lui restaient; il balançait entre les siéges d'Arles et de Marseille; il alla diriger lui-même une reconnaissance sur cette dernière ville et envoya le marquis du Guât vers Arles. Mais Arles et Marseille étaient toutes deux en très bon état de défense; la vaillante garnison de Fossano avait été envoyée à Marseille avec d'autres troupes et les approches de l'empereur furent si vivement repoussées qu'il y perdit beaucoup de monde et y courut grand péril de sa personne. Charles reconnut que l'un et l'autre siége offrirait des difficultés presque insurmontables; la position de l'armée impériale devenait de plus en plus critique, tous ses détachements étaient taillés en pièces, tous ses convois surpris, soit par les partis de cavalerie qui s'élançaient du camp d'Avignon, soit par les habitants du pays; la contagion frappait encore plus d'Impériaux que le fer des Français; la plus éminente victime fut Antoine de Leyve (10 septembre). Cependant les galères de Doria rapportèrent d'Espagne des vivres et de l'argent; on en fut informé au camp d'Avignon, on y sut aussi que Charles avait fait "la montre" (la revue) de son armée et ordonné aux soldats de s'apprêter à marcher; on pensa que l'empereur voulait risquer une grande bataille et attaquer le camp d'Avignon; le nouveau dauphin Henri, puis le roi, accoururent près de Montmorenci et l'on se disposa joyeusement à recevoir l'assaut. Mais bientôt vinrent nouvelles au roi comme l'empereur et tout son camp étoient délogés, reprenant le chemin par où ils étoient venus, le long de la mer et laissant derrière eux outre les morts qui étoient en nombre infini, une grande multitude de malades. La moitié de l'armée impériale avait péri ou était hors d'état de porter les armes, poursuivie avec fureur dans sa retraite par les paysans et par les chevau légers de l'armée royale; elle fit encore de grandes pertes. Charles Quint lui-même, en traversant les cantons âprement accidentés où se prolongent les dernières collines des Basses-Alpes, faillit tomber sous les coups d'une de ces bandes de montagnards que la vengeance et la faim animaient d'une rage indomptable; cinquante paysans exercés au maniement de l'arquebuse s'enfermèrent dans une tour près du village du Mui entre Draguignan et Fréjus, résolus d'attendre au passage cet empereur dont l'invasion causait la ruine de leur province, de tirer tous à la fois sur lui et de le tuer quoi qu'il en pût advenir après. Il s'en fallut de bien peu qu ils n'exécutassent leur intention car ils en tuèrent un, qu'ils pensoient être l'empereur à cause de son riche accoutrement et des gens qui lui déféroient et lui faisoient honneur. C'était le fameux poète Garcilasso de la Vega. Ces braves gens arrêtèrent un moment toute l'armée de l'empereur au pied de leur tourelle, ils furent enfin pris et pendus mais leur mort glorieuse ne fit qu'exciter la fureur de leurs compatriotes. Toutes les routes entre Aix et Fréjus étaient couvertes de cadavres d'hommes et de chevaux, de harnais et d' armes abandonnés, de mourants gisant pêle-mêle avec les morts. Charles Quint et les débris de sa redoutable armée repassèrent le Var le 23 septembre, deux mois jour pour jour après leur entrée en France. Charles regagna Gènes puis s'embarqua pour Barcelone afin d'aller suivant un bon mot du temps "enterrer en Espagne son honneur mort en Provence". Une tempête fit périr en chemin huit de ses bâtiments. [...]
L'année 1536 fut, après celle de Marignan, la plus glorieuse de la vie de François Ier, à cette guerre toute fabienne, on ne reconnaissait plus les téméraires aventuriers de Pavie. La santé affaiblie du roi était bien pour quelque chose dans sa prudence. Malheureusement, les moyens n'avaient pas été aussi bien ménagés que le plan général avait été sage et le succès avait coûté cher aux peuples; la Provence ne s'en releva pas de longtemps. Les États de ce malheureux pays qui mourait de faim avaient réclamé la diminution des impôts; le roi, tout en protestant de son bon vouloir, répondit que les besoins et les périls de l'État ne lui permettaient pas, quant à présent, de satisfaire à la demande des Provençaux. C'était manquer aux plus simples notions d'équité que de ne pas répartir sur les autres provinces la part de la Provence dans l impôt. Le roi fit seulement faire quelques réparations à Aix et dans les autres villes dévastées.
Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789
Par Henri Martin